Dans un blog précédent, mephistophelesparis, j'avais tenté de trouver des illustrations célébres et actuelles à ce que le philosophe Dany-Robert Dufour qualifie de "culture diabolique"(1), culture "où chacun veut croire qu'il n'y pas de limite dans ce qu'il peut vouloir ou dans ce à quoi il a droit". Et l'auteur de conclure provisoirement sur le constat que les "néotènes" (ce qui veut dire "pas finis" en philosophie), que sont les humains, "sont en train de devenir à vive allure un peuple d'uniques où chacun se met en avant, réclame pour lui toutes les satisfactions, cependant qu'il ignore l'autre en voulant oublier qu'il a besoin de lui pour être." Je ne reviendrai pas en détail sur la pensée de cet homme, à bien des égards utile à notre temps. Je ne me rappelle par ailleurs plus trop quelles personnalités avaient eu l'honneur de mes portraits remontés. Ce dont je me souviens bien en revanche, c'est que ma galerie ne comportait pas que des figures "diaboliques" évidentes, tel homme politique ou présentateur à succès ; j'en avais aussi dégoté, parmi quelques-uns de leurs contempteurs officiels, tout aussi pervers.

Ce matin, en me levant et en me disant qu'il fallait bien se remettre en marche, réfléchir, je ne suis donc pas revenu à cet auteur par hasard.

J'ai repensé aux figures tutélaires d'aujourd'hui - Bernard Marris aurait pu en être une pour moi ; je l'ai plus entendu que lu mais j'appréciais sa critique du néolibéralisme - aux injonctions bizarres - "être de Charlie ou ne pas être" - et me suis demandé d'où venait ma réticence à rejoindre la manifestation de cet après-midi.

Je n'ai jamais aimé les foules et je crois que cette raison suffit. Bien loin l'idée de me comparer à eux mais, puisqu'on parle de figure tutélaire, je me dis que ni Jésus ni Socrate n'aimait les foules : je pense même qu'il y a un problème entre ces deux-là et cette manière que les hommes ont de se rassembler. C'est peut-être parce que, comme dit Gustave Le Bon (2), "dans les foules, c'est la bêtise, et non l'esprit, qui s'accumule". La bêtise, surpoids des émotions dans l'être. Mais il n'y pas pas que cela. Mercredi soir, une fois n'est pas coutume, j'ai voulu me rendre compte par moi-même. J'avais peur aussi, comme beaucoup. J'étais triste. Sans savoir pourquoi. Je me suis rendu Place de la République. Et c'est là que j'ai rencontré mon problème.

"Je suis Charlie"

Derrrière et devant moi le slogan faisait déjà florès. Au pied de la statue, sombre et froide, qui lui donnait un air absent, certains le scandaient même, le reprenant sans fin. Ce soir-là je côtoyai une foule que je connaissais bien, mais que j'avais fini par perdre de vue : la foule de ce qu'il restait d'un certain peuple de gauche. Pas la gauche des "lendemains qui chantent", disparue depuis belle lurette, ni la "républicaine", bien amochée, mais celle de la « liberté contre l'arbitraire des pouvoirs et pour la sécurité des personnes » (3). Or ce journal, Charlie hebdo, fondé dans les années 60, à l'époque même où les philosophies dites "post-modernes" se déployaient, en particulier dans leur critique des institutions, restait une matrice vivante et surtout visible de ce courant de pensée, plus spécialisé dans le déboulonnage des statues encore debout que dans le changement de l'ordre social ou la lutte pour l'égalité. Toutefois, comme les philosophies mentionnées, ils n'ont pas assez mesuré les effets pervers de leur pensée qui, de contestataire, contribua malgré eux à faire le lit d'un changement de mode de régulation du capitalisme au profit d'une désinstitutionnalisation généralisée sans précédent. Or nous ne commençons qu'à mesurer les conséquences de cette catastrophe.

Malgré eux ? Oui si l'on se réfère à la définition que donnait le dessinateur Charb de son journal dans Le Monde : "Charlie Hebdo est fils de Mai 68, de la liberté de l'insolence [...] riant et parfois à gorge déployée, des malheurs du monde, mais toujours, toujours, toujours en défendant la personne humaine et les valeurs universelles qui luis sont attachées."

Mais dans la même série de portrait que le journal du soir consacre aux victimes connues, celui de Bernard Marris, tout en nuance, dénote comme une prise de conscience. L'article rapporte que le ton de l'économiste et écrivain, loin d'être un révolutionnaire, s'était "durci" ces derniers temps : outre son rapprochement avec le Michel Houellebecq de La Carte et le Territoire (5), "il ne croyait plus aux bienfaits de l'euro" et traînait "sa détestation toujours plus sévère de la société de consommation et, de plus en plus, de l'économie elle-même (6)

Je gage que les vagues de marcheurs effaceront ces ultimes scrupules.

Et j'en sais désormais plus sur les raisons de mes réticences. Compte tenu de ce qui vient d'être dit, résumer mon être à "Charlie" me mettrait dans une situation impossible comme une injonction paradoxale. Le lecteur l'aura compris, je refuse de prendre le risque de participer à une célébration qui, in fine, ne poserait pas la question de l'origine des états limites qui l'ont rendu possible, à travers ces crimes odieux. Notre société est malade de cet impensé, peste actuelle, qu'elle transmet au monde. Il est grand temps de chasser Sade de nos vies.

Olivier LE DUFF

(1) Il était une fois le dernier homme, Denoël, 2012.

(2) Psychologie des Foules (1895). Réédition : Paris, Presses universitaires de France, Collection "Quadrige", 1988.

(3) Raymond Aron, L'Opium des intellectuels, 1955, éditions Hachettes Littératures 2002, p. 43.

(4) article du 21 novembre 2013, cité dans Le Monde du vendredi 9 janvier 2015.

(5) La Carte et le Territoire, Flammarion, 2010.

(6) ibid.

Par où commencer ?

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