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Qui est Charlie ?
17 mai 2015

Démultiplication

Lorsqu'ils sortirent du salon, l'atmosphère lui sembla changée : malgré le froid ou à cause de lui, tout paraissait irréel et il avait envie d'en rajouter. Que pourrait-il bien faire des fragments de la ville d'ordinaire si laids ? La ville d'où seule pouvait sortir la terreur des jours précédents. En était-il si sûr ? Des collègues tunisiens ne lui avaient-ils pas parlé un jour de ces polices jihadistes, les hisbats,  qui exerçaient un contrôle quasi totalitaire sur des populations nomades au fin fond du Mali ou de la Libye ? les frères Kouachi et consorts auraient tout aussi bien pu servir dans leurs rangs et, au lieu de se livrer à la danse macabre des martyrs, racketter méthodiquement d'anonymes bergers ? "Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà" ; il aimait ces expressions idiomatiques, dont l'un des mérites était d'être transportables. Disons que la violence subie ici "collait" avec la mocheté qu'il s'apprêtait à rectifier.

Ajouterait-il de la couleur ? la nuit atténuait de nombreuses nuances et ne permettrait pas de les fixer  ; du son ? la rumeur à cette heure restait envahissante et menaçait à tout moment leurs moindres paroles.  Il eut alors l'idée d'animer ce que l'homme moderne ne considérait plus depuis longtemps que comme des éléments de décor. Tel platane chenu au tronc cerné d'une grille devenait un prisonnier entravé, qui allait se libérer dans l'heure et marcher ; tel chien "à sa mémère" minuscule  redevenait loup, et regagnait la meute des toutous du quartier échappés à leur maître. Toute une nature sauvage reprenait ainsi forme. Avec plus de temps, même les morts se réveillereraient. Il y songea alors que, ne sachant pas où aller, ils longeaient l'un des murs du cimetière Montparnasse.

De loin, Tu les aurais-vu, ils semblaient s'avancer comme deux vieux complices. Elle, lui avait demandé son bras et sa tête était légèrement penchée vers lui, pour mieux l'entendre débiter ses élucubrations. Lui, se redécouvrait intarissable comme jadis, avant le Grand Renoncement puis le deuil de sa vie de bohème. Pourquoi y pensait-il à présent ? Quel était le rapport avec "Charlie" ? Il redevint soudain sérieux pour revenir à ce qu'elle lui avait dit pendant le massage.
Oui, il comprenait sa critique sur son style et sur la forme qu'il avait choisie. Il était surpris au passage qu'elle l'ait d'emblée à ce point mis à nu - ce n'était peut-être pas grand-chose en vérité, mais il reconnaissait en l'avouant leur intimité naissante. 
"Là où je ne te suis pas, mais sans doute n'ai-je pas été assez explicite, c'est quand tu me taxes d'idéalisme. Je ne prétends pas en être tout à fait débarrassé mais ce n'est pas moi. Mon propos est ailleurs et j'ai encore du mal à l'exprimer clairement parce que ça me fait mal. J'ai honte, j'ai honte, tu m'entends, de ma génération, pas plus capable que les autres d'identifier un totalitarisme quand  il se présente et qui, quand elle se réveille, comme quand on se réveille en sursaut, continue à mêler ses rêves à la réalité.  Ils l'ont tellement niée qu'après avoir dit "touche pas à mon pote", ils crient "je suis Charlie et j'ai le droit de dire ce que je veux sur ce qu'il croit, mon pote, sur ce qu'il pense".  Après avoir joué avec la République, ils se réfugient derrière elle. Mais j'en connais aussi l'autre versant de cette génération, la purement raciste, qui se cache elle aussi derrière la République, pour exprimer sa haine - comment sa "haine", non, juste ce qu'il faut de mépris pour rendre le quotidien odieux - du "gris", du "bougnoule", du "nègre". Je la connais bien celle-là aussi, je t'assure, je la fréquente tous les jours, et le mec qui a imaginé l'attentat contre Charlie a bien choisi sa cible : il a bien compris que mobiliser les seuls racistes contre l'islam ne suffirait pas à atteindre le niveau d'antagonisme recherché."
Elle se taisait. Il ne pouvait pas voir, sur son visage, la surprise d'entendre une analyse bien différente de celle que son interprétation tantôt lui avait suggéré.
Elle demanda :
"Tu me raccompagnes ?
- oui si tu veux",  répondit-il en jetant subrepticement un coup d'œil sur son portable. Huit appels en absence. Son silence avait fini par inquiéter Justine, tellement habituée aux compte-rendus. "Et si c'était l'occasion d'en finir." Il ne se précisa pas d'abord avec quoi ou avec qui. Il n'était pas prêt à fuir, là, de cette manière. Il se rattrapa alors aux branches du réel, aux branches de la vie : il faudrait un jour ou l'autre qu'il ait une discussion avec elle.
 
OlD
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