Avant la bataille - V

Quelqu'un de ma famille avait décidé, grâce aux fruits de sa performance et à l'aide de ses parents, de se faire construire une jolie maison spacieuse dans un lotissement plutôt cossu aux environs de Paris : cuisine à l'américaine avec frigidaire "grande taille", salle à manger-salon gigantesque, et deux fois plus de chambres que d'occupants. Quelques années passèrent, durant lesquelles il prit beaucoup de plaisir et mit beaucoup de soin dans l'aménagement de ce bien, au point que l'idée même de devoir le quitter quotidiennement pour aller travailler lui pesait, et ce, dès le dimanche soir ; cette maison comme son environnement correspondaient en tout point à ses rêves. On entendait bien parler de la construction d'immeubles pour les pauvres par-ci par-là, à la demande de l'Etat, qui se moquait bien, lui, de la performance, n'étant en compétition qu'avec lui-même. Mais cette rumeur ne fit jamais qu'effleurer les pensées des habitants du quartier. Un jour, ils apprirent que la recherche de compétitivité incitait le groupe industriel du coin à délocaliser son siège social, dont la présence procurait de nombreux bienfaits directs et indirects à la ville. Subreptices au début, les effets de cette décision se firent de plus en plus sentir quand les panneaux "à vendre" commencèrent à fleurir et certains commerces à fermer. Mais, au fond, rien ne changeait vraiment pour ce parent, en-dehors de ce que certains media et politiques en mal d'inspiration en disaient. Le réel, comme souvent dans ces cas-là, ne se reconnaissait pas dans ses portraits, aussi réducteurs les uns que les autres. Il n'empêche : la peur, d'abord timide, gagna, de lot en lot, tout le lotissement, dont les habitants se mirent en tête, les uns après les autres, qu'ils ne seraient jamais aussi bien protégés que par eux-mêmes. On vit les systèmes d'alarme et autres pistolets à grenailles se répandre dans la quartier. Un jour, le chien de l'un d'entre eux, peu soucieux de propriété, manqua perdre la vie, en plus d'une patte, en marchant sur l'un des pièges posés dans un jardin. L'autre jour, une petite fille a été abattue par un voisin en allant récupérer son ballon. La sécurité avait peu à peu déserté le lotissement.