J'ai longtemps tenu le sociologue - et poète - Luc Boltanski en haute estime. Pour beaucoup d'étudiants de ma génération (la quarantaine) il reste associé à son maître ouvrage, Le Nouvel Esprit du capitalisme (1) ,dans lequel il démonte avec subtilité le détournement d'une certaine critique du capitalisme par ses cadres depuis les années 70.

Mais voilà : les évènements des derniers jours l'ont à tel point bouleversé que notre essayiste ne cherche plus à comprendre et rejette en bloc ce qui a fait sa renommée, son métier, une partie de sa vie : "écrire [...] caché derrière la "science", sur la société, le social, les groupes; les forces,etc..." (2). "Plus d'amour, partant, plus de joie..." ; le scientifique tombe sous les balles de l'émotion. Je me garderai bien de porter un quelconque jugement moral : je laisse aux "Charlie", ceux qui ont regagné après la "manif'" les pénates de leur bonne conscience - il fait si froid - le soin de s'en charger. Ils n'hésitent pas, le cas échéant, à rappeler à l'ordre leur propre troupe.

Non. J'imagine seulement à cet instant qu'un jeune chercheur, comme le fut M. Boltanski, se sert de cet exemple pour comprendre les raisons politiques, sociales, économiques, religieuses - bref tout ce qui pourrait expliquer un tel effondrement. Car Boltanski fut jeune, et il faut attendre la fin de son article éploré pour relever quelques indices de la genèse de ses valeurs, de ses "vraies" valeurs devrais-je dire. Je m'empresse de les communiquer à mon jeune ami : l'ex-sociologue y revendique son appartenance à une génération "qui s'est formée à cette école-là, celle de l'irrespect, c'est-à-dire de la vérité et du rêve, dont le flambeau fut, pendant quarante ans, tenu par Cavanna et les siens". Visiblement M. Boltanski s'en est quand même bien sorti. Il est vrai que son "irrespect" n'a jamais troublé l'ordre public. Tant mieux si ça le réveille la nuit. Il parle de rêve alors que sa situation semble cauchemardesque.

Il existe pourtant un irrespect plus dérangeant : celui qui finit par conduire en prison. Quelques pages après l'aveu de cette étrange défaite, un article rend compte d'un essai récent sur le monde carcéral, "joliment" intitulé L'ombre du monde (3). Au-delà des constats, que tout le monde connaît mais dont tout le monde se fout, ce livre tend à montrer que la prison est "un rappel à l'ordre social" . D'ailleurs les classes populaires et les minorités ethniques y sont surreprésentées. "Les minorités quoi, dites-vous ?" - Non, rendormez-vous : tout est calme et plat et immobile."

"Les hommes noirs ou arabes constituent les deux tiers de l'ensemble des détenus".

Mais pourquoi je parle de ça, moi ? cela n'a rien à voir avec la séduction qu'exerce le fondamentalisme musulman auprès d'une partie de la population carcérale. Et puis, soit "ils ont ce qu'ils méritent", soit "on ne va pas les excuser quand même", soit "je n'ai pas le temps ; on m'attend. Désolé."

Désolé.

(1) Le Nouvel Esprit du capitalisme avec Ève Chiapello, Paris, Gallimard, "NRF essais", 1999

(2) Le Monde, édition du vendredi 16 janvier 2015.

(3) L'ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale, de Didier Fassin, Seuil, "La couleur des idées", 608 ,p.

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