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Qui est Charlie ?
12 avril 2015

Addition IV

 
" Pourquoi dites-vous ça comme ça ?
- Comment, comme ça ?
- Oui, comme si vous aviez entendu ces questions des centaines de fois."
Le loufiat approchait de ce qui était désormais leur table, pour le meilleur et pour le pire. Ils s'y accrochaient comme des enfants à leur bouée canard, se laissant dériver dans la piscine.
Il n'avait pas vraiment l'air d'un maître nageur. Il ressemblait plutôt à un croque-mort ; en tout cas un mec pas en forme. Arrivé à leur table, il se donna un air qu'ils se donnent tous, à vous presser de choisir n'importe quoi, pourvu que commande il y ait, comme si elle primait sur tout le reste, le chômage , les enfants morts de faim et la peste . 
"Et pour ces messieurs-dames ?
- Que voulez-vous prendre ?
- La même chose que vous."
Choisir. Il commanda une bière blonde pour chacun. 
" Une bière blonde, c'est parti", dit l'autre, en tournant les talons.  Il le regarda s'éloigner, parce qu'il trouvait ça drôle et un peu, aussi, car il redoutait le moment où il devrait faire face à la jeune femme et renouer le fil de leur conversation.
Ne devait-il pas rentrer, surtout ? Sa femme l'attendait peut-être. Il regarda son portable ; elle avait bien laissé un message mais , comme souvent, il ne voulait rien dire et ne ressemblait en tout cas pas à une invitation. Cela faisait partie de ses habitudes avec lui. Elle se livrait à  des sortes de vacations radio, comme pour s'assurer qu'il était bien à son poste,  en ponctuant les mots de points d'interrogation. Ça donnait : "Julien ?" ou "tu es là ?" et , neuf fois sur dix, il lui suffisait de dire "oui" pour être tranquille. Quand il avait le temps , il poursuivait en demandant ce qu'il y avait et s'ensuivait une ribambelle plus ou moins longue de petits ennuis (tâches à faire) , qu'il s'ingéniait à repousser. Ce n'était jamais important ou grave à ses yeux , à ses yeux seulement , car il suffisait qu'il prît les choses avec un peu trop de nonchalance pour que l'échange dégénère et que tout fût provisoirement gâté. Il avait beau se dire,  alors, qu'il faudrait un jour tirer ça au clair, il en restait là et finissait par obtempérer. Sauf, peut-être aujourd'hui, car il était catastrophé, et il voulait maintenant savoir jusqu'où cette affection pouvait le mener.
Un désir , qu'il avait déjà  éprouvé des centaines de fois et perdu de vue, le poussait à couper à travers bois, à perdre le fil ou à trancher l'entrelacs de lignes plus ou moins joli, que les hommes , par habitude  ou  par peur, finissent bon an mal an par tracer et suivre. C'est l'homme de Néandertal  qui avait inventé ça , il en était persuadé , depuis qu'il avait lu ce bouquin de vulgarisation marxiste. Mais il n'avait plus besoin de ce genre de diagnostic dont les conclusions hâtives ramenaient toujours à des rêves forcés d'où toute interprétation était bannie. 
"Je vous ai vue tout à l'heure, je vous ai croisée dans la rue, je veux dire.
- Je sais. Je me souviens de vous. Que regardiez-vous ?
- Jean Moulin !  Enfin un endroit où il a vécu.
- Intéressant...
- Ah, vous trouvez ?
- Oui, pourquoi ? 
- Non , comme ça."
Elle le regardait avec curiosité. 
"Il faut croire que je n'avais rien de mieux à faire avant...
- Avant...?" Fit-elle semblant de se demander.
"...avant de vous croiser." 
Les dés étaient donc jetés. Mais non, il ne fallait surtout pas qu'elle croit...
" Casanova, vous savez, c'est pour rire."
Elle lui révéla plus tard (comme si c'était un secret) que ce livre n'avait été qu'un prétexte pour elle, qu'elle  l'avait trouvé drôle auparavant lorsqu'elle l'avait aperçu au milieu du trottoir, penché en avant pour fixer je-ne-sais-quoi. Elle avait pensé à un film très comique (inénarrable accent italien) de Jacques Tati. Il ne se voyait pas (forcément , il ne pouvait pas) mais son attitude avait vraiment quelque chose d'hilarant. Elle lui avait confié ça et plein d'autres choses, dont il se souviendrait. Plus tard.
Au moment de partir - il n'avait pas regarder l'heure - la terrasse couverte était nimbée de lumière jaune et les têtes autour d'eux avaient eu le temps de changer moult fois de configuration. La vieille dame était partie. Le garçon de café attendait, perché à côté de sa caisse, qu'on lui règle son compte.
Il ne se posait plus la question de rentrer, même s'il s'attendait à ce qu'elle mît fin à leur entretien, provisoirement ou pour toujours. Il règla et ils se retrouvèrent sur l'avenue du Maine. Son regard s'arrêta sur l'une des portes de fer verte, qu'il empruntait parfois pour traverser le cimetière du Montparnasse. Non loin de là se trouvait la tombe de Cioran, une tombe sans fioritures, une tombe de désespéré, sur laquelle trônait un petit olivier admirable.
"Vous aimez les massages ?" dit-elle sans ambages.
- Oui, pourquoi ?
- Je connais un salon chinois, près d'ici. Cela vous tente ?
- Pourquoi pas."
 
O                                                l D
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